dans les vestiaires

Le mur d'une douche en carrelage bleu et blanc
Photo by Alexandru G. STAVRICĂ on Unsplash

Il aimait bien ce moment, après le match, quand tous les gars se retrouvaient au vestiaire avec le coach. Ils faisaient partie des meilleures équipes de la région, même si certains d’entre eux commençaient à se faire un peu vieux. On entendait à droite à gauche que Vincent, Karim et Julien devaient raccrocher l’année prochaine pour jouer chez les plus de 30 ans. Ce moment viril était souvent l’occasion de briller, entre mecs. Il en profitait alors pour étaler ses connaissances à propos de la gente féminine et de faire baver les potes devant les photos de ses nombreuses conquêtes. C’est vrai qu’il savait y faire avec les femmes. En même temps, ce n’était pas très compliqué avec sa belle gueule, il lui suffisait d’enrober le tout avec un peu de baratin pour remporter le pompon. Il avait sous le coude quelques phrases d’accroche qui fonctionnaient quasiment à tous les coups et ensuite, il ne lui restait plus qu’à leur faire croire qu’il les écoutait avec la plus grande attention. La plupart du temps, il s’en foutait comme de sa première capote mais pour les convaincre qu’elles occupaient toutes ses pensées, il avait son arme secrète.

Ce dimanche matin-là, c’est Vivian, leur goal, qui avait défini le thème des discussions en racontant une des nombreuses conneries qu’il avait faites à l’armée. A Laval, où il faisait son service, le respect des horaires était tellement strict que si tu passais le portillon 1 minute en retard, tu te tapais 3 semaines de corvée de chiottes. Vivian qui avait du mal, ce soir-là, à quitter sa copine, s’était mis à courir en sortant de la chambre d’hôtel. Il était si concentré sur le timing qu’il avait oublié d’enfiler son futal. C’est le regard paniqué du troufion de service allant de sa tête à ses jambes qui l’avait alerté. Vivian mimait la scène de manière tellement réaliste qu’ils rirent de bon cœur. Il n’avait pas seulement écopé de 3 semaines de corvées de chiottes mais aussi d’une suppression de ses deux perm’ suivantes.

Puis ce fut au tour de Régis de raconter une anecdote. Puis de Philippe. Karim n’avait pas fait l’armée en France, Julien avait été réformé P4 (ça le faisait marrer, le con). Les histoires se succédaient et il commençait à paniquer grave parce qu’il ne restait plus que trois gars qui n’avaient pas parlé. Trois gars dont lui, qui avait été réformé pour trouble psy. Personne ne le savait. Il avait tellement honte ! Il aurait préféré mourir que d’avouer qu’il n’avait pas fait l’armée parce qu’il avait pissé au lit pendant les trois jours. Lui-même ne comprenait toujours pas pourquoi un truc pareil lui était arrivé.

Il sentait le rouge lui monter aux joues. Plus que deux gars. Il cherchait désespérément un truc à inventer mais plus il réfléchissait, moins il trouvait. Son cœur commençait à battre vraiment très très vite. Il n’arrivait plus à déglutir. Il avait l’impression que tous les mecs le regardaient bizarrement, qu’en fait, ils savaient ce qui s’était passé et que c’était l’unique raison de cette soi-disant anecdote de Vivian. Ses poumons cherchaient l’air. Plus qu’un. Il n’entendait plus qu’un vague brouhaha très lointain.

– Eh oh, ça va ?

– Hein ?

– Mec, t’as pas mangé ce matin, ou quoi ? C’est ta cuite d’hier ?

– Quoi ?

– Ben ‘Tophe, t’as glissé du banc. Tu t’es étalé comme une merde, là, juste devant nous.

– Ah ? Non, tout va bien. Ça va, ça va, je vous dis.

– Vas-y, t’agace pas. Bon, c’est pas tout ça mais faut que j’bouge. On mange chez les parents de Séverine aujourd’hui.

Il l’avait encore échappé belle mais pour combien de temps ? Les histoires de régiment refaisaient souvent surface ces derniers temps…

les photos

vieille photo de famille en noir et blanc
Photo by Annie Spratt on Unsplash

Il s’agit aujourd’hui d’écrire une nouvelle en partant d’une petite annonce.

Voici la petite annonce en question (j’ai utilisé un site très connu et j’ai choisi la première annonce de la liste “France entière” et je trouve que le hasard fait décidément bien les choses) :

petite annonce défi nouvelles

Évidemment, si on regardait de très très près, on pouvait voir que c’était des faux mais la vieille avait la vue basse et il était persuadé que ça passerait comme une lettre à la poste. Encore lui faudrait-il convaincre Julius d’être son intermédiaire mais ça, il en faisait son affaire : un bon gueuleton et une jolie pépée devraient suffire.

Pour fignoler sa supercherie, il avait acheté un lot de CDV sur le Bon Coin. Il y en avait 107, les trois qu’il avait patiemment créés s’intégreraient parfaitement dans la série. Ça faisait plusieurs semaines qu’il y travaillait : il avait chiné du papier, l’avait vieilli avec du café et du thé, il avait même emprunté la vieille presse de son père pour écraser le bord des photos afin de leur donner la patine propre aux objets souvent manipulés. L’étape Photoshop n’avait été qu’une formalité. A force de filouter pour tout, il avait acquis une certaine maîtrise de la chose.

Comme tout le monde, il avait commencé au collège en imitant la signature de ses parents – celle de sa mère lui avait donné du fil à retordre parce qu’elle était vraiment emberlificotée, faite de pleins et de déliés (sa mère devait penser que ça faisait classe, que ça pouvait la faire passer pour quelqu’un de la haute). Il avait continué naturellement avec les bulletins de notes qu’il interceptait avant que ses parents ne rentrent du magasin – une chance, ils rentraient toujours tard – et il avait enchaîné, un poil au dessus, c’est vrai, avec les diplômes qu’il n’avait jamais obtenu, les fausses fiches de paye et les lettres de recommandation bidons.

Aujourd’hui, il s’attaquait à la crème de la crème : il voulait que la mère Weichgestein crache 100 000 balles pour qu’il ne révèle pas au journal local que sa soi-disant descendance noble était du flan. Et du très gros flan, en plus. Ça faisait des années qu’elle faisait croire à tout le monde dans la région qu’elle était la petite dernière de la famille de Moûtier, revenue après la guerre pour reprendre possession du château du même nom que les boches avaient annexé pendant trois ans. C’est son arrière grand-mère qui lui avait révélé le pot aux roses alors qu’il était tout petit. Tout le monde disait qu’elle yoyotait mais lui, il l’avait cru. La « grande dame » était en fait une des bonniches du château qui était restée dans les parages pendant toute la guerre. Et elle le savait bien, son arrière grand-mère, puisqu’elle aussi avait été bonniche chez ces gens-là. A l’époque, elle s’appelait Léontine Foussard et pas du tout Margaux de Moûtier.

Mais à la fin de la guerre, l’arrière grand-mère avait été tondue et elle avait définitivement perdu la boule. Après avoir donné naissance à sa seule et unique fille (la grand-mère de Christophe), elle avait été internée dans un établissement pour les gens comme elle. Sa mère l’emmenait parfois chez les dingues et c’est pendant ces moments-là qu’il avait appris toute l’histoire de la bouche-même de son aïeule. Il en était sûr, ces révélations allaient financer l’achat de son prochain bijou : une Porsche 911 Carrera S. Il lui resterait peut-être même de quoi gâter sa favorite du moment, une coiffeuse blonde platine qui s’appelait Paloma (Delphine en fait, mais il préférait Paloma).

Il allait falloir qu’il la joue fine. Cet empoté de Julius ne devait pas vendre la mèche en révélant qui lui avait donné les fameuses photos où on voyait la famille de Moûtier au grand complet avant la guerre. Julius était le seul maillon faible de son plan. Comment pouvait-il se passer de lui ? Il allait devoir réfléchir encore un peu. Qui peut attendre au dernier jour sera facilement le maître du monde, comme se plaisait à répéter sa folle dingue d’arrière grand-mère.

en sortant de la douche

en sortant de la douche
Photo by Skyler King on Unsplash

Je n’aurais jamais du être encore là à cette heure-ci. J’avais fini ma séance depuis plus d’une heure mais Lulu m’avait demandé de rester pour l’aider à choisir ses tenues pour sa prochaine vidéo. Comme d’habitude avec Lulu, on avait plus parlé que bossé. Elle venait de rencontrer un nouveau mec – un nouvel élève – et elle commençait déjà à fantasmer alors qu’elle ne l’avait vu qu’une petite heure lundi dernier. Ce n’était pas la première fois ni la dernière sans doute qu’elle se faisait des films. Je l’écoutais distraitement en essayant de recentrer les débats sur ces fichues tenues.

Lulu était l’une des plus belles filles que je connaissais. Prof de yoga (et donc, gaulée comme une déesse), elle bossait trois jours par semaine dans ce club de bourges. Le reste du temps, elle continuait à alimenter sa chaîne Youtube. C’est grâce à cette activité d’ailleurs que ce club huppé l’avait repérée vu qu’elle était sans doute la prof de yoga la plus célèbre de France. Ils n’avaient pas lésiné sur le salaire et Lulu avait négocié quelques petits bonus dont elle me faisait bénéficier étant donné que j’étais sa plus vieille amie. En temps normal, je n’aurais jamais pu me payer des cours dans ce genre d’endroit. Je crois même que ça ne m’aurait même jamais traversé l’esprit.

Lulu et moi, c’est une vieille histoire. On s’est rencontrées pendant l’hiver 86, alors que des tombereaux de lycéens défilaient en chantant « Devaquet, si tu savais, ta réforme, ta réforme… Devaquet, si tu savais, ta réforme où on s’la met ! Au cul, au cul, aucune hésitation… ». Je crois qu’on n’oublie jamais sa première manif. Enfin moi, je ne l’ai jamais oubliée. Il faisait un froid polaire et comme d’habitude, je n’étais pas assez couverte – plutôt morte que mal habillée ! Quand on est ado, on tient à son style. Après nos marches joyeuses, on s’engouffrait par paquets dans toutes sortes de cafés (même ceux qu’on boudait en temps normal). On s’est retrouvées toutes les deux côte à côte, sur la même banquette défoncée du bar des amis (où le patron semblait mettre un point d’honneur à ne jamais nettoyer les chiottes), déchaussées et essayant coûte que coûte de faire revenir un peu de sang dans nos pieds congelés.

On avait les mêmes chaussettes, des Burlington bleues et beiges ! C’est con mais ça nous a fait rire. Elle a commandé deux grands chocolats en hurlant et j’ai mis environ deux secondes supplémentaires pour tomber follement amoureuse d’elle, de sa voix un peu rauque, de sa mèche décolorée. J’étais comme ça à l’époque, je fonctionnais aux coups de foudre. Elle n’a jamais su comment je l’avais aimé d’amour avant d’opter pour l’amitié. On passait des heures toutes les deux à boire du Cacolac, des bières, de la Ricoré au lait, du thé, les tisanes bizarres de sa grand-mère. On se racontait nos vies, celles qu’on vivait et celles qu’on voulait vivre. On fumait des clopes et des pets, beaucoup parfois. Ma mère était persuadée que Lulu était une fifille à son papa sans histoire, sauf que moi je savais tout de ses errances et de ses failles, que je savais qu’elle pétait déjà pas mal les plombs. Lulu, c’était ma pote mais quand on a déménagé pour commencer la fac, elle s’est mise à traîner avec des gars pas très clairs – des vrais déjantés, des qui font peur. On s’est éloignées l’une de l’autre pendant quelques années. Quand on se croisait, c’était bizarre, un truc était cassé. Nous n’étions plus les mêmes. Je savais bien qu’elle n’allait pas très fort. Elle n’avait jamais été bien grosse mais là, elle faisait peur. Mes questions restaient sans réponse alors j’ai arrêté de les poser.

On s’est perdues de vue pendant plus de 20 ans avant de se croiser par hasard à Paris. Elle avait repris des couleurs, elle semblait bien dans sa peau. Ce jour-là on ne s’est pas parlé de ces toutes années passées loin l’une de l’autre. On était pressées. On s’est donné rendez-vous le lendemain. Et le lendemain, on a parlé de nos parents respectifs, de comment ils allaient. Et finalement, on n’a jamais vraiment eu de discussion. De mon côté, j’ai reconstruit son histoire avec les quelques bribes qui filtraient de temps en temps, au fil de nos conversations retrouvées. Mais ce n’est pas de Lulu dont je voulais parler aujourd’hui.

Je disais que ce soir-là, je n’aurais pas du être encore au club. J’étais en train de prendre ma douche quand j’ai entendu quelqu’un pleurer dans la cabine d’à côté, de gros sanglots à peine masqués par le bruit de l’eau. Alors que je m’essuyai, je l’ai entendue renifler. J’ai dit : « Des fois, ça fait du bien de pleurer. Vaut mieux laisser couler que d’essayer de tout garder pour soi. » Silence… Je l’avais coupée dans son élan. J’ai repris : « Ça va mieux ? ». Toujours pas de réponse. Je ne sais pas pourquoi mais en me rhabillant, j’ai décidé d’attendre pour voir qui était cette personne qui tentait d’étouffer un si gros chagrin. Ce n’était pas habituel dans ce genre d’endroit. Les gens sont plutôt là plus pour se montrer à leur avantage. Ça m’intéressait de voir la tête de celle qui était passée outre ce commandement silencieux. Je me suis assise sur le banc et j’ai attendu. Elle n’a pas mis longtemps à sortir en regardant à droite et à gauche pour s’assurer qu’il n’y avait plus personne dans les vestiaires. Manque de bol pour elle, j’étais encore là. Elle a failli re-rentrer dans la douche puis s’est finalement ravisée.

« – Alors, ça va mieux ?

– Oui, ça fait du bien une bonne douche !, a-t-elle lâché en reprenant une contenance plus adaptée aux traditions du club.

– Moi c’est Marie, enchantée !

– Stéphanie, de même.

– Ça fait longtemps que vous fréquentez le club ?

– Non, c’est la deuxième fois que je viens. Mon mari a des entrées gratuites avec son boulot. »

C’était donc ça. Elle ne ressemblait pas aux femmes qu’on voit ici d’habitude. Elle n’était pas décolorée et n’affichait pas ce port de tête typique des gens qui ont de l’argent.

Quelques mois après, Stéphanie serait devenue une très très bonne copine mais ça, je ne le savais pas encore. Tout comme je ne savais pas encore que son mari, Christophe, était un vrai connard et que je l’avais croisé quelques jours avant à la piscine du club où il m’avait fait une impression très désagréable.

Tout ça à cause des gilets jaunes…

Photo by Joline Torres on Unsplash

Voici encore une nouvelle écrite dans le cadre de l’atelier d’écriture animé par Martin Winckler.

Il fallait que nous nous inspirions d’un fait d’actualité. La forme, quant à elle, était libre !

Je me suis donc lâchée un peu. J’espère que ça vous plaira.


Tout ça à cause des gilets jaunes

Mais qu’est-ce qu’il fout ce con ? Ouais c’est ça, débile, change de file sans clignotant comme ça les motards vont bien pouvoir s’emplafonner dans ta caisse de merde.

Putain que j’en ai marre ! On n’aurait pas du partir à cette heure-ci, je lui ai pourtant dit qu’il valait mieux attendre la fin de journée avant de décoller mais il a fallu qu’elle insiste. « On part juste après déjeuner, comme ça on arrivera avant les bouchons. Ils ont dit qu’ils allaient bloquer tout le week-end et gnagnagna ». Tu parles ! Il faut toujours que je me laisse faire. Je ne sais même pas pourquoi je lui obéis comme ça, comme un chien bien dressé. Elle me sort par les yeux en ce moment. Et elle n’arrête pas de parler.

Putain mais ta gueule. TA GUEULE ! Un jour, il faudra bien que ça sorte. Ça va lui faire un drôle d’effet. Elle n’a pas l’habitude qu’on lui résiste. Je pourrais lui dire là, maintenant…

Non, pas maintenant. Coincés dans la voiture, elle serait capable de m’exploser en pleine tête. On verra ça en rentrant. Non, pas en rentrant, j’ai faim. Il faut qu’elle me fasse à manger. Et puis je n’ai pas très envie de finir à l’hôtel parce qu’évidemment ce sera à moi de partir. A MOI ! C’est toujours moi qui dois m’écraser. J’en ai plein le cul d’être son boy. Un mètre quatre-vingt-dix de soumission. Je suis un naze, voilà ce que je suis. Elle m’a transformé en caniche, la conne.

Au boulot pourtant, ils filent droit les abrutis. Quand je franchis la porte du bureau, tout le monde la ferme. Je sais qu’ils ont peur de moi. Je suis bien obligé de leur gueuler dessus sinon ils ne foutent rien. Une bande d’incapables, ignorants, bêtes à bouffer du foin. Comment croient-ils qu’on atteindra les objectifs, cette année ? Toujours plus, il en faut toujours plus pour Grignard. Je le hais cet empaffé. Le père, lui il savait ce qu’il faisait. C’était un bon, à l’ancienne. La boite tournait bien. Mais depuis que l’avorton a pris sa suite, à part me téléphoner avec sa voix mielleuse, il ne sait rien faire d’autre. C’est à moi qu’aurait du revenir la place de directeur général. C’est moi qui fais du chiffre. C’est grâce à moi qu’on a décroché le contrat avec les chinois, non ?

Hein, qu’est-ce qu’elle dit ? Quand elle se tait, c’est qu’elle attend une réponse. Vite, vite ! De quoi parlait-elle ? Le dîner de mardi, les fleurs pour sa mère. Mais j’en ai rien à foutre de sa mère !

– Oui ma chérie, on fera comme tu veux. Heureusement que tu t’occupes de tout, comme d’habitude. Tu as un goût si sûr.

Bon j’ai bien répondu, elle a repris sa logorrhée.

Est-ce que je l’emmerde avec ma famille, moi ? Non ! Mes parents ont la décence de ne pas me saouler avec leurs problèmes de vieux. Ils savent à quel point je bosse. Ils savent rester à leur place, eux. Faut dire que j’ai tout fait pour me sortir de leur trou à rat : numéro 2 chez Grignard, beau mariage, pavillon à Rambouillet, appart à Courchevel, deux grands fils en prépa… Si j’avais du me contenter de leur pauvres espoirs d’ouvriers, j’y serais encore, dans leur bled paumé. Mais j’ai bossé comme un dingue. Pas de concessions, pas d’amis. C’est comme ça que ça marche. Faut être fort pour avancer, pour que les autres te respectent.

Je vais allumer la radio. Avec un peu de chance, ça va la faire taire. Elle ADOOOORE Jérôme Garcin. Il est si fin, si drôle, si cultivé ! Mon cul, oui.

Téléphone ! Mot-clé « Camille ». Il faut que je tende l’oreille. Elle a toujours des problèmes cette gamine. Elle n’est pas comme ses frères, pas comme moi. Il faut qu’elle s’étale, qu’elle se répande, qu’elle montre au monde entier à quel point elle est fragile. Un quoi ? Un ashram ? Et puis quoi encore ? Et évidemment elle trouve que c’est une bonne idée. Qu’elle l’accompagne tiens ? Ça me fera des vacances.

– 3500 balles la semaine ? Non mais ça ne va pas, non ? Elle est vraiment devenue folle, ta fille ! Il n’est pas question que je débourse 1 centime pour qu’elle aille bouffer des graines en Inde.

Et voilà, elle hurle ! Cette fois-ci Garcin ne suffira pas. C’est parti : je n’ai pas de cœur, je n’y connais rien. Camille est sensible, une artiste. Je ne peux pas comprendre, je suis trop égoïste. N’empêche que c’est l’égoïste qui paie les factures et qui nettoie derrière leurs conneries. Et que je suis un parvenu et que si son père n’avait pas été là, je n’aurais jamais décroché ce poste chez Grignard. Et elle continue : elle aurait du épouser Pierre-Charles Antonin, lui au moins il l’aurait rendu heureuse. Lui au moins, il avait quelque chose dans le pantalon. Et elle assène : un moins que rien, un lâche, un abruti, un faible…

– TA GUEULE ! MAIS TU VAS LA FERMER TA PUTAIN DE GRANDE GUEULE ?

Oups, ça m’a échappé. Elle s’est tue d’un coup. En tournant la tête vers elle, je vois ses mâchoires serrées et une grosse larme qui coule sur sa joue. Elle fixe la voiture de devant. Waouh, ce n’était pas si difficile finalement. Moi qui croyais qu’elle allait m’en faire tout un flan. En fait, elle est comme les autres, il faut aboyer plus fort qu’elle. Que c’est bon ce silence. C’est la première fois que je réussis à lui rabattre le caquet, à la duchesse.

– Laurent, ce qui va se passer maintenant est extrêmement simple. Ce soir, tu vas me déposer à la maison et aller dormir à l’hôtel. Demain, j’appellerai papa pour lui demander les coordonnées de son avocat. Ensuite, tu vas perdre progressivement tout ce que tu as. Et tu te rendras compte que ça va très vite. Papa connaît du monde, tu sais !

Elle a dit ça très calmement, d’une voix claire et assurée.

Il faut que je rattrape le coup. Non, non, non. Je suis allé trop loin. Il faut que je trouve un truc et vite. M’excuser, lui dire que mes mots ont dépassé ma pensée, que je l’aime, que je ne peux pas vivre sans elle. Elle aime ça, qu’on lui dise qu’elle est indispensable. Comment j’ai pu me laisser aller comme ça ? Quel idiot je fais ! Si je parviens à noyer le poisson, il faudra que je sois plus vigilant à l’avenir. Ne rien laisser paraître, ne rien laisser filtrer jusqu’à la mort du vieux. Ça ne devrait plus durer longtemps. Bon j’y penserais plus tard. Là, il y a urgence, il faut que je répare ma connerie.

La négo avec les bulgares ! Les gilets jaunes qui nous emmerdent ! C’est débile, ça ne marchera jamais. Même elle ne pourra pas croire que des trucs aussi niais peuvent me faire perdre mon sang-froid. Mon estomac. Mon ulcère qui me fait atrocement souffrir, et puis mes migraines. Ça y est, je la tiens mon explication. Tu le sais bien que quand je mange trop de fruits de mer, je me tape une migraine carabinée. Et puis voilà : Garcin, les bouchons, Camille qui m’inquiète et j’ai pété les plombs. Je suis désolé ma chérie. Je suis sous pression. Tu me connais, ça ne me ressemble pas.

Ça fait un moment que j’y pense, je crois que je vais aller voir un psy. La crise de la quarantaine… sûrement. Mais je vais me reprendre. Évidemment que Camille pourra aller dans son ashram. Elle est mature cette petite, plus que moi apparemment.

Et blablabla… J’en fais des tonnes. La mayonnaise commence à prendre, je le sens parce qu’elle me jette des coups d’œil en coin. Je fais mine d’être vraiment contrit, je me recroqueville progressivement sur mon siège pour lui montrer à quel point je regrette. Elle pose sa main sur ma cuisse. Ça a marché.

Le coup du psy, c’était brillant.



Seule dans la nuit – une nouvelle de Noël

Voici une autre nouvelle écrite dans le cadre de l’atelier d’auto-fiction animé par Martin Winckler.

Le thème était : Seul(e) dans la nuit.

Toujours 3000 signes environ.

Bonne lecture (ou bonne écoute ou les deux).

PS. Bien entendu, je ne fête jamais Noël mais si vous me lisez depuis un moment, vous le savez. S’il-vous-plaît, ne soyez pas désolés pour moi.


Seule dans la nuit

A 8 ans, on est grande. Et quand on est grande, on va à l’école toute seule. Marie pilote un très beau vélo rouge. Elle aime sentir le vent dans ses cheveux quand elle pédale. Cette année, parce qu’on l’a changée d’école (de famille aussi mais c’est une autre histoire), elle doit traverser une grande forêt pour y aller et en revenir. Ça sent bon et puis c’est beau tous ces dégradés de vert, d’ocre et de marron. Elle regarde de tous ses yeux. Pourtant, depuis quelques jours, quelque chose a changé : elle sent une sorte d’oppression dans son ventre quand elle parcourt le bois, au guidon de son beau bolide rouge. Elle n’a pas peur, non ! Elle est grande.

C’est l’hiver maintenant. La nuit tombe vite. Elle pédale de plus en plus fort pour ne pas se faire piéger par les ombres, pour ne pas entendre les bruits bizarres que font les arbres… ou peut-être que ce ne sont pas les arbres. Les jours raccourcissent et son ventre se noue de plus en plus. Juste avant les vacances de Noël, elle explique à Madame Vincent qu’elle ne veut plus rentrer à vélo : il fait froid, il fait nuit, elle se sent toute petite, elle entend des bruits de craquement quand elle traverse la forêt, elle a l’impression qu’un monstre la suit. Madame Vincent lui répond que ce sont des bêtises de petite fille, qu’elle ne doit pas faire l’enfant, que ça suffit comme ça, qu’elle doit rentrer à vélo, qu’elle n’a pas le choix, que ses pleurs et ses angoisses n’y changeront rien.

Maintenant, Marie a vraiment peur de rentrer de l’école. Alors, elle reste le plus longtemps possible. Elle s’accroche au maître et lui pose des tas de questions pour reculer le moment d’enfourcher son vélo. Elle pédale de plus en plus vite pour échapper aux ombres et aux ogres tapis dans le sous-bois mais elle sent qu’elle est trop petite, qu’ils vont bientôt l’attraper, elle le sait.

Elle attend les vacances avec impatience. Il neige. Le froid lui fait mal aux mains et aux pieds. Les monstres savent bien qu’elle est faible et qu’elle ne pourra pas leur résister.

Les vacances sont là. Elle est sauvée. Elle adore Noël : il y a des lumières partout et ça sent bon le pain d’épices dans la maison. Et surtout, elle n’est plus obligée de traverser le bois toute seule. Elle passe ses après-midi dans sa chambre-bibliothèque à lire et à inventer ses vies futures. Elle sera écrivain, c’est sûr, ou jardinière ou chanteuse, sûrement les trois.

Ce soir, Madame Vincent n’est pas là. Elle est partie quelques jours pour voir sa famille qui habite loin, dans l’est. Monsieur Vincent et Marie l’ont accompagnée jusque sur le quai de la gare. Ils rentrent tous les deux et passent la soirée devant la télé. Elle a le droit de veiller un peu tard. Il est gentil, Monsieur Vincent. Sentant ses yeux se fermer, elle part se coucher dans sa chambre-cocon. Elle aime s’endormir parmi tous les livres. Elle n’entend pas la forêt, elle n’entend pas le vent qui hurle dans les branches.

Un bruit de craquement. Une respiration forte. Un ogre. Il a du réussir à faufiler son corps monstrueux sous la fenêtre. Elle retient son souffle. Elle essaie de disparaître. Avec ses grands bras, il fouille le lit à la recherche de son tout petit corps. Il a trouvé sa jambe. Elle sent ses griffes l’attirer vers le bord…

Quand il a fini, il lui dit de se taire, que c’est un secret.

Après Noël, elle retourne à l’école et traverse de nouveau la forêt. Mais quelque chose a changé, elle n’a plus peur des bruits des arbres. Elle sait désormais que les vrais monstres l’attendent dans sa chambre.