en sortant de la douche

en sortant de la douche
Photo by Skyler King on Unsplash

Je n’aurais jamais du être encore là à cette heure-ci. J’avais fini ma séance depuis plus d’une heure mais Lulu m’avait demandé de rester pour l’aider à choisir ses tenues pour sa prochaine vidéo. Comme d’habitude avec Lulu, on avait plus parlé que bossé. Elle venait de rencontrer un nouveau mec – un nouvel élève – et elle commençait déjà à fantasmer alors qu’elle ne l’avait vu qu’une petite heure lundi dernier. Ce n’était pas la première fois ni la dernière sans doute qu’elle se faisait des films. Je l’écoutais distraitement en essayant de recentrer les débats sur ces fichues tenues.

Lulu était l’une des plus belles filles que je connaissais. Prof de yoga (et donc, gaulée comme une déesse), elle bossait trois jours par semaine dans ce club de bourges. Le reste du temps, elle continuait à alimenter sa chaîne Youtube. C’est grâce à cette activité d’ailleurs que ce club huppé l’avait repérée vu qu’elle était sans doute la prof de yoga la plus célèbre de France. Ils n’avaient pas lésiné sur le salaire et Lulu avait négocié quelques petits bonus dont elle me faisait bénéficier étant donné que j’étais sa plus vieille amie. En temps normal, je n’aurais jamais pu me payer des cours dans ce genre d’endroit. Je crois même que ça ne m’aurait même jamais traversé l’esprit.

Lulu et moi, c’est une vieille histoire. On s’est rencontrées pendant l’hiver 86, alors que des tombereaux de lycéens défilaient en chantant « Devaquet, si tu savais, ta réforme, ta réforme… Devaquet, si tu savais, ta réforme où on s’la met ! Au cul, au cul, aucune hésitation… ». Je crois qu’on n’oublie jamais sa première manif. Enfin moi, je ne l’ai jamais oubliée. Il faisait un froid polaire et comme d’habitude, je n’étais pas assez couverte – plutôt morte que mal habillée ! Quand on est ado, on tient à son style. Après nos marches joyeuses, on s’engouffrait par paquets dans toutes sortes de cafés (même ceux qu’on boudait en temps normal). On s’est retrouvées toutes les deux côte à côte, sur la même banquette défoncée du bar des amis (où le patron semblait mettre un point d’honneur à ne jamais nettoyer les chiottes), déchaussées et essayant coûte que coûte de faire revenir un peu de sang dans nos pieds congelés.

On avait les mêmes chaussettes, des Burlington bleues et beiges ! C’est con mais ça nous a fait rire. Elle a commandé deux grands chocolats en hurlant et j’ai mis environ deux secondes supplémentaires pour tomber follement amoureuse d’elle, de sa voix un peu rauque, de sa mèche décolorée. J’étais comme ça à l’époque, je fonctionnais aux coups de foudre. Elle n’a jamais su comment je l’avais aimé d’amour avant d’opter pour l’amitié. On passait des heures toutes les deux à boire du Cacolac, des bières, de la Ricoré au lait, du thé, les tisanes bizarres de sa grand-mère. On se racontait nos vies, celles qu’on vivait et celles qu’on voulait vivre. On fumait des clopes et des pets, beaucoup parfois. Ma mère était persuadée que Lulu était une fifille à son papa sans histoire, sauf que moi je savais tout de ses errances et de ses failles, que je savais qu’elle pétait déjà pas mal les plombs. Lulu, c’était ma pote mais quand on a déménagé pour commencer la fac, elle s’est mise à traîner avec des gars pas très clairs – des vrais déjantés, des qui font peur. On s’est éloignées l’une de l’autre pendant quelques années. Quand on se croisait, c’était bizarre, un truc était cassé. Nous n’étions plus les mêmes. Je savais bien qu’elle n’allait pas très fort. Elle n’avait jamais été bien grosse mais là, elle faisait peur. Mes questions restaient sans réponse alors j’ai arrêté de les poser.

On s’est perdues de vue pendant plus de 20 ans avant de se croiser par hasard à Paris. Elle avait repris des couleurs, elle semblait bien dans sa peau. Ce jour-là on ne s’est pas parlé de ces toutes années passées loin l’une de l’autre. On était pressées. On s’est donné rendez-vous le lendemain. Et le lendemain, on a parlé de nos parents respectifs, de comment ils allaient. Et finalement, on n’a jamais vraiment eu de discussion. De mon côté, j’ai reconstruit son histoire avec les quelques bribes qui filtraient de temps en temps, au fil de nos conversations retrouvées. Mais ce n’est pas de Lulu dont je voulais parler aujourd’hui.

Je disais que ce soir-là, je n’aurais pas du être encore au club. J’étais en train de prendre ma douche quand j’ai entendu quelqu’un pleurer dans la cabine d’à côté, de gros sanglots à peine masqués par le bruit de l’eau. Alors que je m’essuyai, je l’ai entendue renifler. J’ai dit : « Des fois, ça fait du bien de pleurer. Vaut mieux laisser couler que d’essayer de tout garder pour soi. » Silence… Je l’avais coupée dans son élan. J’ai repris : « Ça va mieux ? ». Toujours pas de réponse. Je ne sais pas pourquoi mais en me rhabillant, j’ai décidé d’attendre pour voir qui était cette personne qui tentait d’étouffer un si gros chagrin. Ce n’était pas habituel dans ce genre d’endroit. Les gens sont plutôt là plus pour se montrer à leur avantage. Ça m’intéressait de voir la tête de celle qui était passée outre ce commandement silencieux. Je me suis assise sur le banc et j’ai attendu. Elle n’a pas mis longtemps à sortir en regardant à droite et à gauche pour s’assurer qu’il n’y avait plus personne dans les vestiaires. Manque de bol pour elle, j’étais encore là. Elle a failli re-rentrer dans la douche puis s’est finalement ravisée.

« – Alors, ça va mieux ?

– Oui, ça fait du bien une bonne douche !, a-t-elle lâché en reprenant une contenance plus adaptée aux traditions du club.

– Moi c’est Marie, enchantée !

– Stéphanie, de même.

– Ça fait longtemps que vous fréquentez le club ?

– Non, c’est la deuxième fois que je viens. Mon mari a des entrées gratuites avec son boulot. »

C’était donc ça. Elle ne ressemblait pas aux femmes qu’on voit ici d’habitude. Elle n’était pas décolorée et n’affichait pas ce port de tête typique des gens qui ont de l’argent.

Quelques mois après, Stéphanie serait devenue une très très bonne copine mais ça, je ne le savais pas encore. Tout comme je ne savais pas encore que son mari, Christophe, était un vrai connard et que je l’avais croisé quelques jours avant à la piscine du club où il m’avait fait une impression très désagréable.

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