XVIIIème siècle

Caleb Salomons

Isabelle était sûre de son goût. Elle tenait ça de sa mère qui l’avait initiée dès le berceau à l’harmonie des couleurs et avait développé chez elle une appétence indubitable pour les objets de valeur.

Le chantier était bien avancé et lui prenait désormais la quasi totalité de son temps. C’est à peine si elle réussissait à trouver encore une heure ou deux chaque semaine pour son cours de yoga ou pour voir ses amies au club. Le mois dernier, elle avait même été contrainte de reporter son désormais traditionnel dîner corail.

Elle avait fait repeindre les murs du bureau en bleu profond et avait du hausser le ton lorsque l’artisan lui avait suggéré de couvrir également les moulures alors qu’il était évident qu’il fallait, au contraire, les souligner en blanc afin de créer un contraste agréable. Aujourd’hui, tout le monde veut s’improviser décorateur !

Elle avait chargé l’un de ses amis antiquaire de lui chiner des pièces de mobilier de style Louis XVI. Lorsqu’il lui avait enfin dévoilé ses trouvailles, elle était littéralement tombé amoureuse de deux fauteuils ouvragés ressemblant à s’y méprendre à ceux que pouvait livrer Georges Jacob au XVIIIème siècle. Évidemment, sans le tapissier de la rue Madame, ils n’auraient pas retrouvé leur élégance originelle. Décidément, Luc avait l’œil.

La pose du parquet, sans cesse reportée, lui avait causé beaucoup de soucis et c’est seulement lorsqu’elle avait sollicité Paul-Arthur Brégaud que les opérations avaient repris leur cours normal. Paul-Arthur était un amour. Son passé de militaire et son réseau était une ressource précieuse pour qui souhaite faire avancer des chantiers rapidement dans la capitale. Elle le connaissait depuis toujours ou presque puisqu’il était un ami intime de son frère aîné. Elle l’avait toujours soupçonné d’avoir le béguin pour elle. D’ailleurs, ses parents auraient été enchantés de rapprocher les deux familles, les Brégaud bénéficiant à l’époque d’une très bonne réputation, y compris dans le milieu des affaires. Mais le sort en avait décidé autrement, Paul-Arthur était parti faire ses classes un soir de novembre et elle avait croisé le chemin de Patrick quelques semaines après, lors d’une fête donnée par l’une de ses amies. Cinq mois plus tard, Weichgestein père avait tranché : ce serait le mariage ou le déshonneur. Le second n’étant pas envisageable dans leur milieu, elle s’était unie à Patrick Giroud.

Et c’était ce même Patrick qui se tenait actuellement devant elle, agitant les bras et débitant les pires idioties en matière d’aménagement intérieur. Ses propos étaient totalement incohérents : il voulait accrocher l’immonde tableau que lui avait légué son grand-oncle au dessus de la splendide console dorée en bois et marbre qui habillait magnifiquement le mur Est du bureau.

Il y a plus de 20 ans, elle l’avait exclu du domicile conjugal en convainquant Patrick qu’il en profiterait bien plus au bureau puisqu’il l’aurait sous les yeux toute la journée. Mais cette croûte monstrueuse refaisait surface et menaçait toute la belle harmonie qu’elle avait minutieusement préparée. C’était un vague paysage breton, très mal exécuté et l’on devait s’y prendre à deux fois avant de saisir le sujet du tableau : deux barques échouées en bord de mer avec ce qu’on supposait être un enfant au première plan. Le bleu et le jaune pisseux, le short rouge du gamin… Rien, décidément rien ne se mariait avec le flamboyant style XVIIIème siècle qu’elle avait choisi pour le nouveau bureau de son directeur commercial de mari.

– Mais enfin Patrick, rends-toi à l’évidence, le standing de cet endroit ne peut souffrir aucune faute de goût. Papa n’y consentirait pas.

– Isabelle, ce tableau m’accompagne depuis tant d’années, j’y suis habitué. J’aime me replonger dans cette période de ma vie. L’oncle Jules s’était fait une petite réputation dans la région.

– Oui mon chéri, je comprends que tu y soies attaché mais il ne peut pas être exposé, comme ça, en dépit du bon sens.

Comme toujours, elle allait devoir faire preuve de pédagogie. Après toutes ses années, les manières de son époux étaient restées celles de sa classe : rustaudes. Ce n’était pourtant pas faute de lui expliquer les conventions et de constamment chercher à lui enseigner les rudiments de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas.

– Si tu veux, nous l’installerons dans le couloir qui mène aux archives. Les couleurs seront parfaites sur le mur gris.

– Les archives ? Quand même Isabelle, tu exagères ! L’oncle Jules à la cave. Mais personne ne pourra l’admirer, là-bas. Il n’y a guère que les secrétaires qui y descendent.

– Et bien c’est parfait ! Elles sauront l’apprécier à sa juste valeur, ce tableau. C’est entendu, nous l’installerons là-bas.

– Mais Isab…

Elle ne l’écoutait déjà plus.

– Carlos, mon ami, avez-vous entendu ce qu’a décidé Monsieur ? Vous voudrez bien déplacer ceci dans le couloir des archives.

Partager cet article