la marque sur le mur

mur de briques blanc
Photo by Paweł Czerwiński on Unsplash

Bon, c’est presque fini. Elle commence à aller mieux. Trois jours qu’elle se démène comme une dingue pour redonner à la maison un semblant d’ordre et de propreté. C’est toujours le même rituel quand ils rentrent de vacances. A peine a-t-elle franchi la porte qu’elle se transforme en madame ménage : il faut tout ranger, tout laver, s’occuper du courrier, des factures, aller chercher le chien chez les voisins, accepter le café offert, prendre le temps de discuter quand même un peu en leur tendant le traditionnel cadeau (oh, mais il ne fallait pas Stéphanie !).

Cela fait plusieurs années qu’elle s’est créé des petites routines et des procédures stables sur lesquelles elle peut s’appuyer pour ne rien oublier ni laisser passer. Ça l’aide énormément d’être organisée. Déformation professionnelle. Au boulot, ses collègues aiment bien la taquiner mais ils sont bien contents de pouvoir compter sur elle quand ils veulent remettre la main sur une facture égarée ou un numéro de téléphone. Son patron ne pourrait pas se passer d’elle. Elle sait tout sur tout. Chaque chose à sa place et une place pour chaque chose. C’est une de ses devises favorites.

A la maison, c’est le même programme. Depuis que les enfants vont tous les deux à l’école, l’organisation entière du quotidien repose sur ses épaules. Son mari rentre tard, quand il rentre. Il part souvent en déplacement dans toute la France et là encore, elle se doit de tout préparer pour que son voyage se passe le mieux possible. Elle est très fière de se sentir utile. Ménage, courses, devoirs des enfants, planification des rendez-vous médicaux, organisation des goûters ou des activités extra-scolaires sont des compétences qu’elle a développées au cours du temps. Elle s’est même mise à la cuisine. Elle est assez fière de tout préparer et d’être sûre que ses enfants et son mari mangent de bonnes choses – surtout qu’avec son entraînement de triathlon, il est obligé de suivre un régime spécial et ne peut se permettre aucun écart.

Au début de leur mariage pourtant, elle ne savait rien faire. Il le lui reprochait d’ailleurs souvent. A l’époque, elle ne travaillait même pas. Elle passait son temps à lire et à regarder la télé – les séries et les émissions de début d’après-midi la passionnaient.

Lorsqu’elle tournoie comme ça dans toute la maison avec son aspirateur et son pschitt-pschitt désinfectant, elle se sent vivante et à sa place. Rien ne peut lui arriver de mal : elle protège sa famille contre les bactéries et les acariens, telle une déesse surpuissante.

Ça y est, c’est fini. Elle peut enfin s’effondrer sur le canapé, satisfaite du travail accompli. Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette marque, là, sur le mur d’en face, à 10 cm du nouvel écran plat ? On dirait du sang.

Vite ! Il faut absolument qu’elle nettoie ça. Un coup d’éponge devrait suffire.

En fait, ce n’est pas du tout du sang. La substance, graisseuse, s’étale au contact de l’eau. On dirait du rouge à lèvres. Mais qui diable a-t-il pu coller du rouge à lèvres à cet endroit ? Et de cette couleur en plus ! Jamais elle ne porterait une teinte aussi voyante. Si c’est Lisa, elle va l’entendre, non mais !

– Lisa ? Lisaaaaaaaaaa !!

– Ouais m’man. Qu’est-ce que tu as à crier comme ça ?

– Où planques-tu ton maquillage ?

– Quoi ? Non mais t’es ouf, m’man. Tu sais très bien que ça me dégoûte tous ces trucs de vieille.

– Je sais que tu as du rouge à lèvres et du bien rouge en plus !

– Non mais t’es sérieuse, là ?

– Bon très bien, viens avec moi dans le salon.


– Alors, qu’est-ce que c’est que cette marque là, sur le mur ?

– Du rouge à lèvres.

– Ah, je le savais.

– Mais ce n’est pas à moi. Tu ferais mieux de t’adresser à papa.

– Tu crois vraiment que ton père n’a pas autre chose à faire que de s’intéresser à une trace de maquillage ?

– Papa, non mais sa copine Nathalie, sûrement.

Elle n’a rien répondu. Abasourdie, le souffle coupé. Lisa, sa grande fille, insinuait des choses qu’elle ne pouvait pas accepter de penser. Elle ne poserait pas de question supplémentaire. Il y a des choses qu’elle ne voulait pas savoir.

le domaine

lever du soleil dans un parc
Photo by Mehdi-Thomas BOUTDARI

C’est étrange. Je n’avais jamais remarqué qu’il y avait des arbres à droite du bassin principal. Ils y sont pourtant depuis toujours, forcément. Est-ce leurs couleurs qui me les rendent accessibles aujourd’hui ? Comment se fait-il que j’ai pu passer tout ce temps à regarder par cette fenêtre sans rien discerner des nuances que le parc m’offrait ? Est-ce seulement possible d’être aveugle à ce point ? Toutes ces années, tous ces doutes, tous ces sacrifices sans avoir conscience que j’avais un paradis devant les yeux.

J’étais loin de tout, par la force des choses. Je l’avais tellement voulu ce château que je m’y suis enfermée, coincée, claquemurée et j’avais fait ce que je devais faire. A cette époque, une femme seule n’aurait pas été respectée, même une de Moûtier. Je n’ai profité de rien. J’ai toujours vécu dans l’ombre. Un demi-siècle perdu. J’aurais dû courir à travers le parc, me saouler de soleil, mettre mes mains dans cette terre qui était mienne. Mais j’étais jeune, intéressée par d’autres trésors, moins salissants. J’avais choisi les dorures et les billets, le champagne, les mets raffinés et les tenues délicates.

Désormais, mes sens sont altérés et il est sans doute trop tard. Ma peau ne sent plus aussi bien la texture des étoffes précieuses que je porte. Pourtant, je ne dois pas ce que je vois ce matin pour la première fois à un changement de lunettes. J’ai désormais accès à la beauté. Je me réveille d’un trop long sommeil sans rêve. Le parc entier est nimbé d’une lumière saisissante. Je vois enfin la multitude des ocres et des verts, des azurs et des grenats. Au loin, le parc est encore embrumé. Il va faire beau aujourd’hui. Sentir la mousse sous mes pieds nus. Respirer le parfum des grands cèdres, toucher leur grand tronc rugueux.

Je demanderai à Philippe de m’accompagner cet après-midi. Faire le tour du domaine, m’approcher de cette forme blanche qui se reflète dans l’eau. Une sculpture ? Qui a bien pu la placer là et quand ? Je distingue au loin un chemin que je n’ai jamais pris. On m’a dit que des promeneurs y passent de temps en temps, pour profiter de la douceur de la pente et du point de vue sur le village.


Bon, j’ai fait très court cette semaine… Je n’ai pas été très inspirée.

plus de dentifrice, la journée commence bien…

dentifrice sur une brosse à dent
Photo by William Warby on Unsplash

Il avait une grosse journée aujourd’hui. Il devait notamment voir la mère Thibault, une vieille bourge qui habitait une immense maison dans le sud de Neuilly. Elle était propriétaire de trois des plus grosses pharmacies du coin et il ne pouvait pas rater la vente. Son objectif mensuel avait été augmenté depuis que Grignard avait pris la place du vieux Wichgestein. Tout le monde dans la boite s’était logiquement imaginé que ce serait Giroud le prochain big boss. De toute évidence, être le gendre du patron n’ouvrait pas toutes les portes.

Il s’apprêtait à se rendormir quand il entendit Stéphanie crier – sûrement après les gosses. Elle devait être en train de préparer le petit déjeuner : du café fort et des tartines beurrées pour lui, des céréales pour Théo et du thé pour Lisa. Il se demanda un bref instant ce qu’elle pouvait bien prendre, elle, mais évacua rapidement cette question sans importance.

Après ses 20 minutes de sport quotidiennes – en fait, depuis quelques années, il se contentait de parcourir les actualités sportives sur sa tablette – il se dirigea vers la salle de bain pour prendre une bonne douche. Il en profita pour envoyer un sms à Aurélie qu’il avait prévu de voir en fin de journée. Aurélie était une de ses premières conquêtes, une valeur sûre. Avec elle, pas de surprise : elle l’attendrait bien sagement dans sa tenue préférée en ayant pris soin de lui préparer un bon repas accompagné d’une bonne bouteille, un Bordeaux de préférence. Il l’avait délaissée ces derniers mois au profit de deux petites jeunettes (Marion et Julie) qui le laissaient exsangue après leurs nuits enfiévrées et un peu trop olé olé, même pour lui. La dernière fois, elles avaient décidé, sans lui en parler, de convier un de leurs amis à partager leur nuit de débauche. Il avait l’esprit large (il ne crachait pas sur les soirées libertines) mais là, il avait été passablement agacé. Le beau gosse, à peine trentenaire, avait des tablettes là où il n’en avait plus, un sourire ravageur et l’énergie de la jeunesse. Vexé comme un pou, il avait prétexté une obligation familiale aussi pratique que soudaine et s’était éclipsé à deux heures du matin. Il avait dû inventer toute une histoire à Stéphanie pour justifier son retour inopiné de « Marseille » en pleine nuit.

Il enfila une chemise propre, choisit une des cravates de sa collection (celle avec des chats – un clin d’œil à Aurélie, il savait que ça la toucherait) et opta pour un costume sobre et sombre. Il descendit à la cuisine pour avaler son petit-déjeuner et embrasser rapidement sa petite famille. Il remonta alors pour se brosser les dents.

Et là, la tonalité de la journée changea du tout au tout : le tube de dentifrice était désespérément vide. Il essaya vainement d’en extraire une petite noix mais rien ne sortait. Il redescendit en rage pour demander à Stéphanie où elle cachait le nouveau tube. Elle lui répondit qu’elle n’avait pas eu le temps de faire les courses. La moutarde lui monta au nez et il frappa un grand coup sur la table, réveillant ses deux rejetons et renversant par la même occasion un bol de café au lait qui trainait là. Ah tiens, Stéphanie buvait du café au lait se dit-il subitement avant de constater qu’il avait tâché non seulement sa veste de costume mais aussi sa cravate et sa chemise. Il grogna telle une bête et remonta se changer.

Il prit ce qui lui tombait sous la main sans chercher à assembler les couleurs. Tant pis pour Aurélie et sa passion pour les chats ! En descendant l’escalier, il sentit son téléphone vibrer : Aurélie venait de lui répondre.

Le sms était lapidaire : « Pas possible. T’avais qu’à mieux t’occuper de moi. Trouvé qq d’autre. Ne m’appelle plus. »

Putain de merde : c’était vraiment une sale journée qui commençait !

premier voyage au Chili

Photo aérienne de Santiago
Photo by Juan Pablo Ahumada on Unsplash

Je suis arrivée à l’aéroport Arturo-Merino-Benítez un peu avant 7h du matin (heure locale).  J’avais quitté Paul depuis 6 mois mais la plaie n »était toujours pas cicatrisée. Prendre l’air très loin de lui et de notre ancien quotidien était censé m’aider à l’oublier et à passer à autre chose.

Pourquoi le Chili ? Aucune idée. Je n’y connaissais personne ; ce qui n’était pas une raison suffisante parce que c’était le cas de la plupart des pays du monde. Je m’imaginais de vierges étendues de pampa mais dans le bus qui m’emmenait dans le centre de Santiago, je voyais surtout défiler des grands magasins et des immeubles. Pas très dépaysant pour le coup.

C’était la deuxième fois que je mettais les pieds sur le continent sud-américain. Je ne parlais toujours pas espagnol même si je connaissais dorénavant un peu plus de mots que les quatre qui m’avaient aidée à traverser le Venezuela et la Colombie quelques années auparavant.

J’avais réservé un appartement sur internet en me basant sur les photos et les commentaires des voyageurs précédents, standardisés au possible. Loin de tout ce que j’aimais réellement : blanc, épuré, clinique. Au moins, l’intérieur ne ressemblerait pas à ce que je connaissais déjà. Je voulais effacer Paul et notre vie quotidienne de ma mémoire. Je ne voulais retrouver aucune trace de ces 10 dernières années.

Après un temps qui me parut infini, le bus me déposa enfin à l’arrêt « Maule – Santiago Concha », situé à 5 min à pied de l’appartement – enfin, c’est ce que disait la fiche. Il faisait une chaleur étouffante ce jour-là. Les 5 minutes s’allongeaient implacablement à mesure que je tournais et retournais autour des mêmes endroits sans trouver cette fichue calle Pedro Lagos. J’en avais plus que marre alors je me suis arrêtée dans un café pour enfin oser demander mon chemin.

Il faisait plutôt sombre à l’intérieur. Une jeune femme se tenait derrière le bar, occupée à laver quelque chose. Elle ne releva la tête que quand je me trouvai à un pas du comptoir. Elle m’accueillit avec un grand sourire et je suppose qu’elle me demanda ce que je souhaitais boire – je ne me souviens plus très bien. Avec le peu de vocabulaire dont je disposais, j’essayai de lui expliquer que je cherchais une adresse dans le quartier. Nous fûmes interrompues par une voix d’homme assez forte venue de l’arrière cuisine. Ma jeune interlocutrice leva les yeux au ciel avant de disparaitre derrière un rideau de fils.

Après quelques longues minutes, que je passai à étudier l’endroit où je me trouvai, elle réapparut enfin accompagnée de… Paul ! Quoi ? Non, ce n’était pas possible. Et effectivement, ce n’était pas Paul mais son double quasi parfait. Même cheveux longs un peu bouclés, même barbe, même yeux noirs. Par contre, l’homme n’avait pas du tout le même regard, pas du tout la même posture, ni la même façon d’occuper l’espace. C’était Paul en mieux, sans l’air fuyant qu’il avait adopté depuis notre séparation. Paul 2.0 parlait espagnol et me détailla de la tête aux pieds avec un petit sourire en coin. J’en fus toute retournée, troublée comme je ne l’avais pas été depuis longtemps. Il s’approcha de moi et m’expliqua avec beaucoup de douceur où trouver l’appartement. C’était en fait à deux pas.

Lorsque j’arrivai enfin, je mis un bon moment (peut-être une heure) à reprendre mes esprits. Je rangeai mes affaires et prit une douche. Une évidence s’imposa à moi : je voulais le revoir.

le mort dans le bois

Chemin en forêt
Photo by Alessio Lin on Unsplash

Le thème de cette semaine m’a été proposé par Béa (une super autrice illustratrice jeunesse – et même que je vais bientôt l’interviewer pour en faire un petit audio que je posterai ici-même). Il s’agit de continuer l’histoire (texte en italique) :


Il n’avait rien senti. Pas même la morsure du serpent ou l’étranglement fébrile de sa compagne. Pourtant, il était bien mort là, étendu, inerte. Il se demandait s’il resterait longtemps là, allongé, dans les bois. Mais la question lui parut vite absurde. Son corps, déjà, ne lui appartenait plus.

On dit que quand on meurt, on voit défiler toute sa vie. Il n’avait rien vu du tout. Ni film accéléré en technicolor ni tunnel sombre. Rien. D’autres choses clochaient. Par exemple, alors qu’il était censé ne plus rien ressentir, il avait vraiment l’impression qu’un liquide chaud coulait du côté de son bas-ventre. Afin de s’assurer qu’il s’agissait bien d’un artefact de la mort, il tenta de bouger un peu. Impossible, même en y mettant toute son cœur.

Alors qu’il commençait vraiment à se faire à l’idée de sa mort, il sentit distinctement une douleur au bout de son majeur gauche : une morsure ou plutôt – puisqu’il y portait attention – une sorte de mâchouillement. Quelqu’un – quelque chose – avait entrepris de lui manger le majeur gauche. Un rat ? Au moment où il se posait la question. Il sentit exactement la même douleur au niveau de ses orteils gauches. Ce n’était plus un mais maintenant deux rats qui le boulottaient tranquillement.

Panique ! Mais enfin ! Ce n’était pas du tout ce qu’on lui avait dit. Quand on est mort, on ne sent plus rien, on n’a plus de douleurs, plus de pensées. Ce qu’il vivait ne ressemblait pas du tout à ce qu’on devait vivre dans de pareilles circonstances.

Les rats semblaient plus nombreux maintenant, il sentait leurs petites dents acérées un peu partout sur ses membres et même un peu au somment de son crâne. Que faire sinon attendre qu’ils aient fini ? Il ne voyait pas vraiment ce qu’il pouvait engager. Il rassembla ce qu’il pu d’énergie pour essayer de crier afin de les faire fuir mais rien ne se passa. Et là, venu de nulle part, il entendit très clairement une voix de femme. Il ne réussit cependant pas à saisir ce qu’elle disait. La voix venait de loin, de très très loin. Elle était comme étouffée. Puis la voix cessa d’émettre mais les rats eux, continuaient de le mordre de plus en plus intensément. Il avait l’impression que leur nombre s’était considérablement accru et qu’il augmentait de plus en plus, de minute en minute. Sa peur enflait. Elle remplissait toute son attention.

Une autre voix lointaine. Toujours une femme, pas la même. « Réveil » Il avait compris ce mot. Elle avait parlé de réveil.

Il avait l’impression que le noir qui l’entourait jusqu’alors commençait à se dissiper très lentement. Non, ce n’était pas une impression : il voyait vraiment le jour se faire entre ses paupières closes. Et puis la deuxième voix lui paraissait beaucoup plus proche que tout à l’heure. Dans le jargon incompréhensible, il parvenait à distinguer d’autres mots : « Opération » « Parler ». Et puis une phrase complète, une question : « Qu’est-ce qu’il a pris ? »

Les rats quant à eux ne se calmaient pas. Leurs morsures se faisaient plus insistantes. Ils couvraient dorénavant l’ensemble de son corps. Mais pourquoi la femme ne les chassait-elle pas ?

La première voix : « Je ne sais pas. Je l’ai trouvé comme ça en rentrant, devant la maison, le pantalon baissé jusqu’à mi-cuisses. » Il connaissait parfaitement cette voix. C’était celle de Stéphanie, sa femme.

Il faisait de plus en plus jour.

« Il a bougé les paupières ».

Je ne suis pas mort.

Je ne suis pas mort.

Je ne suis pas mort.

Je ne suis pas mort.