Tout ça à cause des gilets jaunes…

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Voici encore une nouvelle écrite dans le cadre de l’atelier d’écriture animé par Martin Winckler.

Il fallait que nous nous inspirions d’un fait d’actualité. La forme, quant à elle, était libre !

Je me suis donc lâchée un peu. J’espère que ça vous plaira.


Tout ça à cause des gilets jaunes

Mais qu’est-ce qu’il fout ce con ? Ouais c’est ça, débile, change de file sans clignotant comme ça les motards vont bien pouvoir s’emplafonner dans ta caisse de merde.

Putain que j’en ai marre ! On n’aurait pas du partir à cette heure-ci, je lui ai pourtant dit qu’il valait mieux attendre la fin de journée avant de décoller mais il a fallu qu’elle insiste. « On part juste après déjeuner, comme ça on arrivera avant les bouchons. Ils ont dit qu’ils allaient bloquer tout le week-end et gnagnagna ». Tu parles ! Il faut toujours que je me laisse faire. Je ne sais même pas pourquoi je lui obéis comme ça, comme un chien bien dressé. Elle me sort par les yeux en ce moment. Et elle n’arrête pas de parler.

Putain mais ta gueule. TA GUEULE ! Un jour, il faudra bien que ça sorte. Ça va lui faire un drôle d’effet. Elle n’a pas l’habitude qu’on lui résiste. Je pourrais lui dire là, maintenant…

Non, pas maintenant. Coincés dans la voiture, elle serait capable de m’exploser en pleine tête. On verra ça en rentrant. Non, pas en rentrant, j’ai faim. Il faut qu’elle me fasse à manger. Et puis je n’ai pas très envie de finir à l’hôtel parce qu’évidemment ce sera à moi de partir. A MOI ! C’est toujours moi qui dois m’écraser. J’en ai plein le cul d’être son boy. Un mètre quatre-vingt-dix de soumission. Je suis un naze, voilà ce que je suis. Elle m’a transformé en caniche, la conne.

Au boulot pourtant, ils filent droit les abrutis. Quand je franchis la porte du bureau, tout le monde la ferme. Je sais qu’ils ont peur de moi. Je suis bien obligé de leur gueuler dessus sinon ils ne foutent rien. Une bande d’incapables, ignorants, bêtes à bouffer du foin. Comment croient-ils qu’on atteindra les objectifs, cette année ? Toujours plus, il en faut toujours plus pour Grignard. Je le hais cet empaffé. Le père, lui il savait ce qu’il faisait. C’était un bon, à l’ancienne. La boite tournait bien. Mais depuis que l’avorton a pris sa suite, à part me téléphoner avec sa voix mielleuse, il ne sait rien faire d’autre. C’est à moi qu’aurait du revenir la place de directeur général. C’est moi qui fais du chiffre. C’est grâce à moi qu’on a décroché le contrat avec les chinois, non ?

Hein, qu’est-ce qu’elle dit ? Quand elle se tait, c’est qu’elle attend une réponse. Vite, vite ! De quoi parlait-elle ? Le dîner de mardi, les fleurs pour sa mère. Mais j’en ai rien à foutre de sa mère !

– Oui ma chérie, on fera comme tu veux. Heureusement que tu t’occupes de tout, comme d’habitude. Tu as un goût si sûr.

Bon j’ai bien répondu, elle a repris sa logorrhée.

Est-ce que je l’emmerde avec ma famille, moi ? Non ! Mes parents ont la décence de ne pas me saouler avec leurs problèmes de vieux. Ils savent à quel point je bosse. Ils savent rester à leur place, eux. Faut dire que j’ai tout fait pour me sortir de leur trou à rat : numéro 2 chez Grignard, beau mariage, pavillon à Rambouillet, appart à Courchevel, deux grands fils en prépa… Si j’avais du me contenter de leur pauvres espoirs d’ouvriers, j’y serais encore, dans leur bled paumé. Mais j’ai bossé comme un dingue. Pas de concessions, pas d’amis. C’est comme ça que ça marche. Faut être fort pour avancer, pour que les autres te respectent.

Je vais allumer la radio. Avec un peu de chance, ça va la faire taire. Elle ADOOOORE Jérôme Garcin. Il est si fin, si drôle, si cultivé ! Mon cul, oui.

Téléphone ! Mot-clé « Camille ». Il faut que je tende l’oreille. Elle a toujours des problèmes cette gamine. Elle n’est pas comme ses frères, pas comme moi. Il faut qu’elle s’étale, qu’elle se répande, qu’elle montre au monde entier à quel point elle est fragile. Un quoi ? Un ashram ? Et puis quoi encore ? Et évidemment elle trouve que c’est une bonne idée. Qu’elle l’accompagne tiens ? Ça me fera des vacances.

– 3500 balles la semaine ? Non mais ça ne va pas, non ? Elle est vraiment devenue folle, ta fille ! Il n’est pas question que je débourse 1 centime pour qu’elle aille bouffer des graines en Inde.

Et voilà, elle hurle ! Cette fois-ci Garcin ne suffira pas. C’est parti : je n’ai pas de cœur, je n’y connais rien. Camille est sensible, une artiste. Je ne peux pas comprendre, je suis trop égoïste. N’empêche que c’est l’égoïste qui paie les factures et qui nettoie derrière leurs conneries. Et que je suis un parvenu et que si son père n’avait pas été là, je n’aurais jamais décroché ce poste chez Grignard. Et elle continue : elle aurait du épouser Pierre-Charles Antonin, lui au moins il l’aurait rendu heureuse. Lui au moins, il avait quelque chose dans le pantalon. Et elle assène : un moins que rien, un lâche, un abruti, un faible…

– TA GUEULE ! MAIS TU VAS LA FERMER TA PUTAIN DE GRANDE GUEULE ?

Oups, ça m’a échappé. Elle s’est tue d’un coup. En tournant la tête vers elle, je vois ses mâchoires serrées et une grosse larme qui coule sur sa joue. Elle fixe la voiture de devant. Waouh, ce n’était pas si difficile finalement. Moi qui croyais qu’elle allait m’en faire tout un flan. En fait, elle est comme les autres, il faut aboyer plus fort qu’elle. Que c’est bon ce silence. C’est la première fois que je réussis à lui rabattre le caquet, à la duchesse.

– Laurent, ce qui va se passer maintenant est extrêmement simple. Ce soir, tu vas me déposer à la maison et aller dormir à l’hôtel. Demain, j’appellerai papa pour lui demander les coordonnées de son avocat. Ensuite, tu vas perdre progressivement tout ce que tu as. Et tu te rendras compte que ça va très vite. Papa connaît du monde, tu sais !

Elle a dit ça très calmement, d’une voix claire et assurée.

Il faut que je rattrape le coup. Non, non, non. Je suis allé trop loin. Il faut que je trouve un truc et vite. M’excuser, lui dire que mes mots ont dépassé ma pensée, que je l’aime, que je ne peux pas vivre sans elle. Elle aime ça, qu’on lui dise qu’elle est indispensable. Comment j’ai pu me laisser aller comme ça ? Quel idiot je fais ! Si je parviens à noyer le poisson, il faudra que je sois plus vigilant à l’avenir. Ne rien laisser paraître, ne rien laisser filtrer jusqu’à la mort du vieux. Ça ne devrait plus durer longtemps. Bon j’y penserais plus tard. Là, il y a urgence, il faut que je répare ma connerie.

La négo avec les bulgares ! Les gilets jaunes qui nous emmerdent ! C’est débile, ça ne marchera jamais. Même elle ne pourra pas croire que des trucs aussi niais peuvent me faire perdre mon sang-froid. Mon estomac. Mon ulcère qui me fait atrocement souffrir, et puis mes migraines. Ça y est, je la tiens mon explication. Tu le sais bien que quand je mange trop de fruits de mer, je me tape une migraine carabinée. Et puis voilà : Garcin, les bouchons, Camille qui m’inquiète et j’ai pété les plombs. Je suis désolé ma chérie. Je suis sous pression. Tu me connais, ça ne me ressemble pas.

Ça fait un moment que j’y pense, je crois que je vais aller voir un psy. La crise de la quarantaine… sûrement. Mais je vais me reprendre. Évidemment que Camille pourra aller dans son ashram. Elle est mature cette petite, plus que moi apparemment.

Et blablabla… J’en fais des tonnes. La mayonnaise commence à prendre, je le sens parce qu’elle me jette des coups d’œil en coin. Je fais mine d’être vraiment contrit, je me recroqueville progressivement sur mon siège pour lui montrer à quel point je regrette. Elle pose sa main sur ma cuisse. Ça a marché.

Le coup du psy, c’était brillant.



Une réflexion sur « Tout ça à cause des gilets jaunes… »

  1. Oui. Ce soir fouet, cravache et tutti quanti, la nuit nu sur le carrelage attaché au radiateur, et demain matin la vie reprendra comme avant. Et au boulot qu’est-ce qu’ils vont prendre !!!

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